Des larmes douces et salées
De la déception nait des possibilités. Si vous vous êtes déjà perdu dans une vie qui ne vous ressemblait pas, cette histoire risque de vous parler fortement. Bonne lecture.
Tourbillon Atlantique
Cela devait être mon jour de gloire. Sept ans d’études.
Neuf ans de boulot harassant, douze heures par jour.
J’y avais laissé mes vacances, mes loisirs, ma vie amoureuse. Ma santé, et probablement un bout de mon âme.
Garder la face, sourire et féliciter celui qui ne méritait rien.
« Bravo Henri, ton père doit être fier de toi. »
Son père ? Le patron du cabinet, Pierre, et aussi mon mentor. Celui qui m’avait tout appris et promis une place d’associée. Mais son fils avait débarqué. Et moi, j’avais été effacée du tableau.
Adieu mes rêves. Tant d’années pour rien. Je me souviens de la brûlure dans ma poitrine, ce vide qu’on ressent après une rupture. De la rage, de l’injustice, de la tristesse.
Tout ça pour quoi ?
Alors j’ai décidé de partir en vacances. Seule. Pas très loin, juste assez pour respirer : le Cap Ferret.
Un endroit où le temps ralentit, où les pins sentent la résine chaude, où l’air salé vous colle à la peau.
J’ai loué une petite maison au bord du bassin, à l’écart des touristes. Le matin, les reflets du soleil dansaient sur l’eau plate. Le soir, la marée descendait ou montait lentement, avec en prime une odeur plus moins agréable.
La propriétaire, Marie-Lou, m’a accueillie avec un large sourire et un accent chantant. Un soir, autour d’un verre de vin blanc bien frais, elle m’a demandé :
”- Pourquoi t’es venue seule ?
- Pour me remettre d’une déception professionnelle. J’ai beaucoup donné pour rien du tout.
- Rien ? Rien, c’est déjà un début. Ça laisse de la place pour autre chose.”
Son bon sens m’a désarmée. On a parlé tard. De tout. De rien. De ce que j’aimais avant d’être enracinée dans ma vie parisienne: lire beaucoup, me lever tard, aider les autres. Bref, que des choses qui appartenaient à une autre vie.
Avant mon départ, Marie-Lou m’a tendu une enveloppe :
”-Tu la liras quand tu seras dans le train. Pas avant.”
Dans le train du retour, j’ai fini par l’ouvrir. Sur un papier à lettre fleuri un peu surannée, filait une jolie écriture arrondie :
“Ma chère Juliette,
La vie n’est pas un concours, ni un compte à rendre.
Si ton quotidien devient un sacrifice, tu passes à côté.
J’ai moi aussi tout donné, autrefois. À mon mari, à mes clients, à mes enfants. Et un jour, je me suis demandé : mais qui suis-je, quand je ne donne plus ?
Tu as de la valeur même sans prouesse, sans titre, sans performance.
Dis-moi, tu souffres parce que tu n’as pas obtenu ce que tu voulais, ou parce que tu t’es oubliée en route ?
Demande-toi surtout : pourquoi veux-tu ce que tu veux ?
Marie-Lou”
J’ai relu cette lettre vingt fois. Les larmes ont coulé, des larmes calmes pleines de lucidité.
Pour quoi je courais ? Pour un titre ? Pour une reconnaissance éphémère ? Pour un appartement plus grand ?
Arrivée sur Paris, j’étais épuisée. Mais légère.
Marée nouvelle
Avril 2020, 8 mois après mon escapade dans le sud ouest, je prends enfin le temps. Paris est gris, mais parfois, j’entends souffler le vent du Bassin lorsque je m’endors.
Ce matin là, au parc Monceau, je croise Henri. Celui que j’ai haï, jadis. Il a perdu de son éclat. Son père est mort il y a deux semaines. Il reprend le cabinet.
“-Salut, Henri.
-Bonjour, Juliette. Merci pour les fleurs. Et toi, ton nouveau boulot ?
-Moins brillant, mais plus vivant.
-Moi je n’ai pas le choix. Je suis pressé, on s’appelle bientôt.
Il s’éloigne. Et je ressens une paix étrange.
J’ai pleuré la mort de son père, mon mentor. Mais aujourd’hui je sais : ne pas avoir été associée fut la chance de ma vie.
En revenant du bassin, j’étais perdue. Comme toute parisienne qui se respecte, j’ai pris une coach en orientation de carrière : j’avais l’impression de ne rien savoir faire !
J’ai quitté la robe d’avocat assez rapidement. J’ai travaillé comme juriste dans une entreprise en développant en parallèle une activité de correctrice. Recommencer à zéro a été rude. Mais chaque matin, j’ai le sentiment d’être enfin à ma place et de faire un pas de plus vers ma future vie.
L’ironie, c’est qu’au moment où j’ai démissionné, Pierre m’a proposé de m’associer. J’ai refusé.
Mon départ avait déjà commencé.
Un horizon dégagé
Quelques semaines après la mort de Pierre, j’ai ressenti le besoin de boucler la boucle. Retour sur le bassin.
Je suis allée au Cap Ferret. Les vagues au large tapaient avec la même régularité qu’un coeur apaisé.
Henri m’a appelée la veille de mon départ. Son père m’avait laissé une lettre.
Je l’ai ouverte dans le train.
“Chère Juliette,
J’ai toujours su que tu irais loin.
Pas en hauteur, mais en profondeur.
Je te souhaite une vie conforme à ce que tu es.
Pierre.”
Les larmes ont coulé. Des larmes douces et salées comme la marée qui revient.
Merci à “Juliette”. Les prénoms ont été changés pour garder l’anonymat de ce beau témoignage.